vendredi 26 février 2016

La vision de Kissinger sur les relations américano-russes

La vision de Kissinger sur les relations américano-russes

Source : The National Interest, le 04/02/2016

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La Russie devrait être perçue comme un élément essentiel de tout nouvel équilibre global.

Henry A. Kissinger

Le 4 février 2016

Entre 2007 et 2009, Evgueni Primakov et moi-même avons présidé un groupe composé de ministres d’État à la retraite, de hauts fonctionnaires et de chefs militaires de Russie et des États-Unis, incluant certains d’entre vous présents aujourd’hui. Son objectif était d’atténuer les aspects antagonistes des relations États-Unis-Russie et d’étudier les opportunités d’approches coopératives.

En Amérique, il était décrit comme un “Track II group”, ce qui signifie qu’il était bipartite et encouragé par la Maison-Blanche à explorer mais non à négocier en son nom. Nous avions alterné des réunions dans chacun des pays. Le président Poutine a reçu le groupe à Moscou en 2007, et le président Medvedev en 2009. En 2008, le président George W. Bush a rassemblé une grande partie de son équipe pour la sécurité nationale dans la salle du Cabinet pour un dialogue avec nos invités.

Tous les participants avaient occupé des postes à responsabilité durant la Guerre Froide. Pendant les périodes de tension, ils avaient fait valoir l’intérêt national de leur pays comme ils le comprenaient. Mais ils avaient aussi appris par l’expérience des périls d’une technologie menaçant la vie civilisée et évoluant dans une direction qui, en période de crise, pourrait perturber toute activité humaine organisée. Des soulèvements surgissaient tout autour du globe, amplifiés en partie par différentes identités culturelles et la confrontation d’idéologies. Le but de l’initiative Track II était de surmonter les crises et d’explorer des principes communs à l’ordre mondial.

Evgueni Primakov était un partenaire indispensable dans cette initiative. Son esprit analytique aiguisé combiné à une large compréhension des tendances mondiales acquise au cours des années qu’il a passées à proximité et finalement au centre du pouvoir, et sa grande dévotion à son pays ont amélioré notre réflexion et aidé à la quête d’une vision commune. Nous n’étions pas toujours d’accord, mais nous nous respections toujours. Nous le regrettons tous et moi personnellement en tant que collègue et ami.

Je n’ai pas besoin de vous dire que nos relations aujourd’hui sont bien pires que ce qu’elles étaient il y a une décennie. En effet, elles sont certainement le pire de ce qu’elles ont été avant que ne se termine la guerre froide. La confiance mutuelle s’est dissipée de part et d’autre. La confrontation a remplacé la coopération. Je sais que ces derniers mois, Evgueni Primakov cherchait des moyens de surmonter cette inquiétante situation. Nous honorerions sa mémoire en faisant nôtre cette démarche.

A la fin de la guerre froide, les Russes et les Américains avaient une vision d’un partenariat stratégique modelé par leurs récentes expériences. Les Américains espéraient qu’une période de réduction des tensions conduirait à une coopération productive sur les enjeux planétaires. La fierté russe dans leur rôle de modernisation de leur société fut tempérée par leur malaise face à la transformation de leurs frontières et par la constatation des tâches monumentales à venir en termes de reconstruction et redéfinition. Des deux côtés, beaucoup comprenaient que les destins de la Russie et des États-Unis restaient étroitement entrelacés. Maintenir une stabilité stratégique et empêcher la prolifération des armes de destruction massive devenaient une nécessité grandissante, tout comme l’était la construction d’un système de sécurité pour l’Eurasie, spécialement le long des contours étirés de la Russie. De nouvelles perspectives s’ouvraient en matière de commerce et d’investissement ; la coopération en matière d’énergie était en haut de la liste.

Malheureusement, le rythme du bouleversement mondial a dépassé les capacités de la diplomatie. La décision d’Evgueni Primakov en tant que Premier ministre, durant un vol au-dessus de l’Atlantique en direction de Washington, d’ordonner à son avion de faire demi-tour et de retourner à Moscou pour protester contre le début des opérations de l’OTAN en Yougoslavie était symbolique. Les espoirs initiaux qu’une étroite coopération dans les premières phases de la campagne contre al-Qaïda et les Talibans en Afghanistan pourraient mener à un partenariat sur un éventail plus large de problèmes s’affaiblissaient dans le tourbillon des disputes sur la politique au Moyen-Orient, puis se sont effondrés avec les manœuvres militaires russes dans le Caucase en 2008 et en Ukraine en 2014. Les efforts les plus récents pour trouver un terrain d’entente sur le conflit en Syrie et pour réduire les tensions en Ukraine ont peu changé l’accroissement du sentiment d’éloignement.

Le récit prévalant dans chaque pays rejette la totalité du blâme sur l’autre, et dans chaque pays il y a une tendance à la diabolisation, si ce n’est de l’autre pays, du moins de ses dirigeants. Comme les problèmes de sécurité nationale dominent le dialogue, une partie de la méfiance et des suspicions provenant de la lutte acharnée durant la guerre froide a resurgi. Ces sentiments ont été exacerbés en Russie par la mémoire de la première décennie post-soviétique lorsque la Russie souffrait d’une vertigineuse crise politique et socio-économique, alors que les États-Unis bénéficiaient de leur plus longue période ininterrompue de développement économique. Tout cela causa des divergences politiques sur les Balkans, l’ancien territoire soviétique, le Moyen-Orient, l’expansion de l’OTAN, les ventes d’armes et de défense anti-missile au point de submerger les perspectives de coopération.

Peut-être plus important encore a été le fossé fondamental entre les conceptions historiques. Pour les États-Unis, la fin de la guerre froide représentait une justification de sa foi traditionnelle en une inévitable révolution démocratique. Ils visualisaient l’expansion d’un système international gouverné essentiellement par des règles juridiques. Mais l’expérience passée de la Russie est plus compliquée.

Pour un pays sur lequel avaient marché des armées étrangères depuis des siècles venant aussi bien de l’Est que de l’Ouest, la sécurité nécessitera toujours d’avoir une fondation géopolitique aussi bien que légale. Lorsque sa frontière de sécurité se déplace de 1 000 miles de l’Elbe vers Moscou, à l’est, la perception par la Russie de l’ordre mondial renfermera une inévitable composante stratégique. Le défi de notre époque est de fusionner deux points de vue – le juridique et le géopolitique – dans une conception cohérente.

De cette manière, paradoxalement, nous nous trouvons confrontés à nouveau à un problème essentiellement philosophique. Comment pour les États-Unis travailler avec la Russie, un pays qui ne partage pas l’ensemble de ses valeurs mais est une indispensable composante de l’ordre international ?

Comment pour la Russie mettre en pratique ses intérêts en matière de sécurité sans déclencher des alarmes dans sa périphérie et accumuler les adversaires. La Russie peut-elle gagner une place respectée dans les affaires mondiales avec lesquelles les États-Unis sont à l’aise ? Les États-Unis peuvent-ils poursuivre leurs valeurs sans être perçus comme menaçant de vouloir les imposer ? Je n’essaierai pas de proposer des réponses à toutes ces questions. Mon objectif est d’encourager une initiative pour les explorer.

Beaucoup de commentateurs, russes et américains, ont rejeté la possibilité que les É-U et la Russie collaborent à un nouvel ordre mondial. Selon eux, les États-Unis et la Russie sont entrés dans une nouvelle guerre froide.

Le danger aujourd’hui est moins le retour à une confrontation militaire que la consolidation dans les deux pays d’une prophétie en cours de réalisation. Les intérêts à long terme des deux pays appellent à un monde qui transforme les actuelles turbulences et fluctuations en un nouvel équilibre de plus en plus multipolaire et globalisé.

La nature de la tourmente est en soi sans précédent. Jusque récemment, les menaces internationales mondiales étaient identifiées grâce à l’accumulation de pouvoir par un État dominant. Aujourd’hui les menaces proviennent plus fréquemment de la désintégration de pouvoir étatique et du nombre grandissant de territoires non gouvernés. Cette propagation du vide de pouvoir ne peut être gérée par aucun État, peu importe sa puissance, sur une échelle exclusivement nationale. Cela requiert une coopération durable entre les États-Unis et la Russie, et d’autres grandes puissances. Par conséquent, les éléments de compétition, dans le cadre des conflits traditionnels du système interétatique, doivent être contenus afin que la compétition soit maintenue dans certaines limites et crée les conditions qui empêchent que cela ne se reproduise.

Il y a, comme nous le savons, de nombreux problèmes décisifs devant nous, l’Ukraine et la Syrie sont les plus immédiats. Durant ces dernières années, nos pays ont engagé des discussions épisodiques sur ces questions sans progrès notable. Ce n’est pas surprenant, car les discussions se sont déroulées en dehors du cadre d’un accord stratégique. Chacun de ces problèmes spécifiques est l’expression d’un autre problème stratégique plus large. L’Ukraine a besoin d’être incorporée à la structure de l’architecture internationale et européenne de sécurité de telle façon qu’elle serve de pont entre la Russie et l’Occident, plutôt que de poste avancé de chaque côté. Concernant la Syrie, il est clair que les factions locales et régionales ne peuvent trouver une solution par elles-mêmes. Des initiatives russo-américaines compatibles coordonnées avec d’autres grandes puissances pourraient créer un modèle de solutions pacifiques au Moyen-Orient et peut-être ailleurs.

Toute initiative pour améliorer les relations doit inclure un dialogue sur l’ordre mondial émergent. Quelles sont les tendances qui érodent l’ancien ordre et formatent le nouveau ? Quels défis les changements posent aux intérêts nationaux et russes et américains ? Quel rôle chaque pays veut-il jouer dans la mise en forme de cet ordre, et quelle position peut-il raisonnablement et finalement espérer occuper dans ce nouvel ordre ? Comment concilions-nous les conceptions très différentes de l’ordre mondial qui se sont développées en Russie et aux États-Unis – et chez d’autres grandes puissances – en fonction de l’expérience historique ? Le but devrait être de développer une conception stratégique des relations russo-américaines dans laquelle les points de discorde pourraient être gérés.

Dans les années 60 et 70, je percevais les relations internationales comme une relation essentiellement antagoniste entre les États-Unis et l’Union soviétique. Avec l’évolution de la technologie, une conception de stabilité stratégique que les deux pays pouvaient mettre en œuvre s’est développée, même lorsque leur rivalité continuait dans d’autres domaines. Le monde a considérablement changé depuis. En particulier, dans l’émergence de l’ordre multipolaire, la Russie devrait être perçue comme un élément essentiel de tout nouvel équilibre mondial, non en premier chef comme une menace pour les États-Unis.

J’ai passé la majeure partie des soixante-dix dernières années engagé d’une façon ou d’une autre dans les relations américano-russes. J’étais dans les centres de décision lorsque les niveaux d’alerte ont été relevés, et aux célébrations conjointes de succès diplomatiques. Nos pays et les peuples de par le monde ont besoin de perspectives qui soient plus dans la durée.

Je suis ici pour débattre de la possibilité d’un dialogue qui cherche à fusionner nos avenirs plutôt que de discourir sur nos désaccords. Cela requiert respect des deux côtés pour les valeurs vitales et de l’intérêt pour l’autre. Ces objectifs ne peuvent être atteints dans le temps qu’il reste à l’administration actuelle. Mais leur poursuite ne devrait pas pour autant être différée en raison de politiques intérieures américaines.

Cela résultera seulement d’une volonté commune de Washington et de Moscou, au sein de la Maison-Blanche et du Kremlin, de dépasser les griefs et le sentiment de persécution pour affronter les défis majeurs qui attendent nos deux pays dans les années à venir.
Henry A. Kissinger a servi en tant que conseiller en sécurité nationale et Secrétaire d’État sous les présidents Nixon et Ford. Ce discours a été prononcé à la Fondation Gorchakov de Moscou durant la conférence Primakov.

Image: Wikimedia Commons/World Economic Forum.

Source : The National Interest, le 04/02/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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