lundi 23 mai 2016

11-Septembre : le mystère saoudien, par Alain Frachon

11-Septembre : le mystère saoudien, par Alain Frachon

Suite de notre analyse de la couverture médiatique des 28 pages, suite à l’émission 60 Minutes du 10 avril 2016.

“Et le 25e jour, Le Monde s’éveilla…” (avec un bon article au demeurant, hélas bien isolé)

Source : Le Monde, Alain Frachon, 05-05-2016

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Le document est mince, 28 pages. Mais il pourrait bientôt déstabiliser l'une des relations les plus stratégiques du Moyen-Orient : l'alliance entre l'Arabie saoudite et les Etats-Unis. Ces pages reposent quelque part dans un sous-sol du Congrès, à Washington, au fond d'un coffre. On n'en connaît pas précisément le contenu, qui pourrait être rendu public dans quelques semaines. Et alourdir plus encore le climat déjà orageux entre Riyad et Washington.

Vieux ménage, la Maison Blanche et celle des Saoud sont en phase de désamour. Le mariage remonte à février 1945, quand Franklin Roosevelt et le roi Abdel Aziz Al-Saoud nouent une solide union « d'intérêts » : les Etats-Unis garantissent la sécurité du royaume, qui garantit leur approvisionnement pétrolier. Soixante-dix ans plus tard, rien ne va plus.

Par la grâce des schistes bitumineux, les Américains sont moins dépendants que jamais du pétrole du Golfe. Barack Obama adresse de langoureux clins d'œil à l'Iran – la puissance régionale rivale de l'Arabie saoudite. Riyad accuse : les Etats-Unis laissent la République islamique d'Iran étendre son influence sur le Moyen-Orient par l'intermédiaire de ses alliés arabes – régime de Bachar Al-Assad à Damas, Hezbollah libanais, pouvoir chiite à Bagdad, milices houthistes au Yémen.

Gros malaise malgré la venue d'Obama

La maison des Saoud se sent trahie. La dernière visite du président américain, fin avril à Riyad, n'a pas dissipé ce gros malaise. A vrai dire, il remonte à plus loin, bien avant le « traître » Obama. Il faut revenir à ce mercredi 12 septembre 2001, quand, au lendemain des attentats du « 9/11 », Washington annonce cette nouvelle : quinze des dix-neuf terroristes sont des Saoudiens. L'affaire des vingt-huit pages commence.

Peu après l'attaque la plus meurtrière jamais perpétrée sur le sol des Etats-Unis (près de 3 000 morts), le Congrès forme une commission d'enquête. Elle est chargée d'établir les responsabilités, intérieures et extérieures. Son rapport – 838 pages – est rendu public en juillet 2004. La commission confirme la « signature » d'Al-Qaida : l'organisation de Ben Laden, alors hébergée dans l'Afghanistan des talibans, est bien le maître d'œuvre des attentats. La commission absout l'Iran et l'Irak de toute responsabilité.
Mais l'Arabie saoudite ? Après tout, les quinze Saoudiens ont été biberonnés à la version saoudienne de l'islam. Dès la petite enfance, ils ont été nourris au wahhabisme : une école de haine de toutes les autres religions. Y a-t-il une responsabilité de Ryad ? La commission a conclu qu'il n'y avait « aucune preuve que le gouvernement saoudien, en tant qu'institution, ou que des responsables saoudiens de haut niveau, en tant qu'individus », aient financé ou appuyé l'attaque du 11 septembre 2001.
Soit. Et qu'en est-il d'une éventuelle responsabilité saoudienne de « bas niveau » ? On ne le saura pas. A la demande du président Bush, les 28 pages suivantes ont été censurées. Mais, aujourd'hui plus que jamais, les familles des victimes réclament la publication de ce chapitre. De son côté, le Congrès prépare une loi autorisant un citoyen américain à poursuivre en justice un gouvernement étranger. Fureur de Riyad, qui prend tout ça très mal. Prudent, Obama vient de faire savoir qu'il mettrait son veto à ce texte.
Un diplomate saoudien impliqué
Le 10 avril, l'émission phare de la chaîne CBS, « 60 minutes », a interrogé d'anciens membres de la commission d'enquête du Congrès qui, tous, bien sûr, connaissent le contenu des 28 pages. Ancien sénateur de Floride, Bob Graham était le vice-président de la commission. Il répond à Steve Kroft, l'un des journalistes de l'émission :
« Je pense qu'il est impensable de croire que dix-neuf personnes, qui pour la plupart ne parlaient pas anglais, n'avaient jamais été aux Etats-Unis avant et qui, pour beaucoup, n'avaient pas un niveau d'éducation élevé, ont pu mener une opération aussi compliquée [que les attaques du 11 septembre] sans disposer d'un minimum de soutien logistique aux Etats-Unis.
– Un soutien d'origine saoudienne ?
– Pour l'essentiel.
– Vous voulez dire des officiels, des gens riches, des fondations en Arabe saoudite ?
– Tout ça à la fois. »
A l'antenne, les autres témoignages recueillis par CBS vont dans le même sens. Tous pointent la possible implication d'un diplomate saoudien de bas niveau en poste à Los Angeles. Il aurait aidé les deux premiers terroristes arrivés aux Etats-Unis – Nawaf Al-Hazmi et Khalid Al-Mihdhar, des Saoudiens ne parlant qu'arabe, qui débarquent en Californie en janvier 2000. Il les aurait mis en contact avec d'autres Saoudiens – membres d'une cellule dormante d'Al-Qaida ? – qui leur procurèrent un logement dans la région de San Diego et les inscrivirent à des cours de pilotage (décollage seulement).
La fuite de la famille royale
L'émission « 60 minutes » corrobore une longue enquête publiée en août 2011 par le magazine Vanity Fair. Bob Graham y déclarait déjà sa conviction : « 9/11 n'a pas pu se produire sans l'existence d'une infrastructure de soutien préexistante aux Etats-Unis. » La non-publication des 28 pages aurait été décidée pour protéger la relation américano-saoudienne. Dans les jours qui ont suivi le 11-septembre, quelque 75 membres de la famille royale d'Arabie saoudite (et une vingtaine de membres de la famille Ben Laden) ont quitté les Etats-Unis.
Aujourd'hui, nombre d'élus réclament la déclassification des 28 pages. Certains officiels saoudiens ont dit qu'ils y seraient aussi favorables. Le président Obama ne serait pas contre. Il semble prêt à suivre l'avis du Congrès et celui des chefs des agences de renseignement. Ceux-là sont toujours réticents. Ils étudient la question. Ils ont promis une réponse pour juin. Le mystère des 28 pages pourrait être bientôt levé.
Alain Frachon
Journaliste au Monde

Source : Le Monde, Alain Frachon, 05-05-2016

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