lundi 16 mai 2016

‘Yats’ n’est plus notre homme, par Robert Parry

'Yats' n'est plus notre homme, par Robert Parry

Source : Consortiumnews.com, le 11/04/2016

Le 11 avril 2016

Exclusif : Plusieurs semaines avant le coup d’État ukrainien de 2014, la secrétaire d’État adjointe américaine Nuland avait déjà choisi Arseniy Yatsenyuk pour être le prochain dirigeant, mais désormais, “Yats” n’est plus notre homme, écrit Robert Parry.

Par Robert Parry

Dans leur rapport sur la démission du Premier ministre ukrainien Arseniy Yatsenyuk, les grands journaux américains ont ignoré ou déformé le trop fameux appel téléphonique intercepté avant le coup de 2014 dans lequel elle déclarait “Yats est notre homme !”

Bien que le coup de téléphone de Nuland initia beaucoup d’Américains à l’encore obscur Yatsenyuk, sa date – quelques semaines avant l’éviction du président ukrainien élu, Viktor Ianoukovitch – n’a pas facilité la fable que Washington voulait imposer, celle du peuple ukrainien se soulevant de lui-même pour chasser un dirigeant corrompu.

La secrétaire d'État adjointe aux affaires européennes, Victoria Nuland, qui soutint le coup ukrainien et aida à choisir les chefs issus de cette opération.

La secrétaire d’État adjointe aux affaires européennes, Victoria Nuland, qui soutint le coup ukrainien et aida à choisir les chefs issus de cette opération.

Au lieu de cela, la conversation entre Nuland et l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geoffrey Pyatt, ressemblait plutôt à celle de deux proconsuls choisissant les politiciens ukrainiens qui devaient diriger le nouveau gouvernement. Nuland dénigra également l’approche moins agressive de l’Union européenne d’un bref “Que l’UE aille se faire foutre !”

Plus important encore, l’appel intercepté, mis sur YouTube au début février 2014, montrait clairement que ces officiels américains de haut rang étaient en train de préparer – ou au moins de collaborer à – un coup d’État contre le président démocratiquement élu d’Ukraine. C’est pourquoi le gouvernement et les médias américains ordinaires ont, depuis, jeté cette discussion fort éclairante dans le grand trou noir de la mémoire.

Lundi, en écrivant sur le discours de Yatsenyuk de dimanche durant lequel il annonçait sa démission, ni le Washington Post, ni le Wall Street Journal n’ont mentionné la conversation entre Nuland et Pyatt.

Le New York Times mentionna l’appel mais égara ses lecteurs en suggérant que l’appel est venu après le coup et pas avant. Cela transforme l’appel en une discussion de deux officiels discutant de qui pouvait devenir Premier ministre et fait oublier qu’ils étaient en train de comploter pour abattre un gouvernement en faveur d’un autre déjà prévu.

L’article du Times, signé par Andrew E. Kramer, disait : “Avant la nomination de M. Yatsenyuk au poste de Premier ministre en 2014, un enregistrement fuité d’une conversation téléphonique entre Victoria J. Nuland, une secrétaire d’État adjointe des États-Unis et l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geoffrey R. Pyatt, sembla souligner le soutien de l’Occident à sa candidature. “Yats est notre homme”, déclara Mme Nuland.”

Le Premier ministre ukrainien Arseniy Yatsenyuk. (Photo credit: Ybilyk)

Le Premier ministre ukrainien Arseniy Yatsenyuk. (Photo credit: Ybilyk)

Notez bien que si vous ne saviez pas que cette conversation a eu lien fin janvier ou au début du mois de février 2014, vous ne pourriez pas savoir qu’elle précédait le coup d’État du 22 février 2014. Vous imagineriez que ce n’était qu’un bavardage positif pour Yatsenyuk comme candidat à ce poste.

Vous ne sauriez pas non plus que la conversation entre Nuland et Pyatt était centrée sur la façon de “monter ce truc” ou “faire accoucher ça”. Ce sont des commentaires sonnant a priori comme des preuves que le gouvernement des États-Unis était occupé à un “changement de régime” en Ukraine, sur la frontière russe.

La conclusion “sans coup d’État”

Mais le manque de précision de Kramer sur la nature et la date de cet appel correspond à une longue suite de prises de position tendancieuses du New York Times sur sa couverture de la crise ukrainienne. Le 4 janvier 2015, presque un an après le coup soutenu par les États-Unis, le Times publia un article “de fond” déclarant qu’il n’y eut jamais de coup de d’État. Il s’agit juste de l’affaire du président Ianoukovitch décidant de partir pour de bon.

Cette conclusion s’explique en partie par l’oubli [volontaire] de l’appel de Nuland et Pyatt qui prouve l’idée de complot. Elle a été coécrite par Kramer, ce qui démontre qu’il était au moins au courant du “Yats est notre homme” bien qu’elle fut absente du grand article de l’année dernière.

À la place, Kramer et son corédacteur, Andrew Higgins, se donnèrent beaucoup de mal pour ridiculiser toute personne qui prendrait en considération cet appel et en arriverait à la conclusion fort malvenue d’un coup d’État. Si vous le faisiez, vous ne seriez qu’un abruti qui s’est laissé tromper par la propagande russe.

« La Russie a attribué la destitution de M. Ianoukovitch à ce qu’elle décrit comme un coup d’État violent, “néofasciste”, soutenu et même orchestré par l’Occident et travesti en soulèvement populaire, » ont écrit Higgins et Kramer. « En dehors de la bulle de propagande russe, la ligne du Kremlin n’a guère été prise au sérieux. Mais presque un an après la chute du gouvernement de M. Ianoukovitch, les questions demeurent posées sur comment et pourquoi il s’est complètement effondré si rapidement. »

L’article du Times a conclu que Ianoukovitch « n’a pas été renversé parce que ses alliés l’avaient abandonné, et les officiels occidentaux ont été comme tout le monde surpris par la débâcle. La désertion des alliés, alimentée en grande mesure par la peur, a été accélérée par la saisie par les manifestants d’un grand stock d’armes à l’ouest du pays. Mais tout aussi important, l’examen des dernières heures montre la panique dans les rangs gouvernementaux créée par les propres efforts de paix de M. Ianoukovitch. »

Le président destitué Viktor Ianoukovitch.

Le président destitué Viktor Ianoukovitch.

Pourtant, on pourrait se demander à quoi ressemble un coup d’État selon le Times. En effet, le coup d’État ukrainien avait les mêmes caractéristiques que les classiques changements de régime réalisés par le CIA en Iran en 1953 et au Guatemala en 1954.

Le processus de ces coups d’État est maintenant historiquement bien connu. Des agents secrets du gouvernement américain ont diffusé une propagande malveillante visant le dirigeant, suscité le chaos politique et économique, conspiré avec des leaders politiques rivaux, répandu la rumeur de pires violences à venir et ensuite – lorsque les institutions politiques se sont effondrées – assisté au départ précipité du dirigeant apeuré, quoique dûment élu.

En Iran, le coup d’État a réinstallé le Shah autocrate qui a régné depuis avec une poigne de fer pendant le quart de siècle suivant ; au Guatemala, le coup d’État a conduit à plus de trois décennies de régimes militaires brutaux et au massacre de quelque 200 000 guatémaltèques.

Les coups d’État ne doivent pas forcément impliquer des chars de l’armée occupant les places publiques, bien que ce soit une variante qui suit la plupart des mêmes étapes initiales, sauf que l’armée participe à la fin. Le coup d’État militaire était une méthode courante en particulier en Amérique latine dans les années 60 et 70.

“Révolutions de couleur”

Mais la méthode préférée ces dernières années a été la « révolution de couleur », qui opère derrière la façade d’un soulèvement populaire « pacifique » et avec une pression internationale sur le leader ciblé pour qu’il fasse preuve de retenue, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour arrêter le coup d’État. Malgré sa retenue, le chef est toujours accusé de violations flagrantes des droits de l’homme, ce qui justifie d’autant mieux son renvoi.

Plus tard, le dirigeant évincé peut changer d’image ; au lieu d’un tyran cruel, il est ridiculisé pour ne pas avoir montré une détermination suffisante et laissé sa base de soutien fondre, comme c’est arrivé avec Mohammad Mossadegh en Iran et Jacobo Arbenz au Guatemala.

Mais la réalité de ce qui est arrivé en Ukraine n’a jamais été difficile à saisir. Nul besoin non plus de faire partie de « la bulle de la propagande russe » pour la comprendre. George Friedman, fondateur de la société de renseignement international Stratfor, a qualifié le renversement de Ianoukovitch de « coup d’État le plus évident de l’histoire ».

C’est ce qui apparaît si vous considérez les faits. La première étape du processus a consisté à créer des tensions autour de la question de sortir l’Ukraine de l’orbite économique de la Russie et de l’inclure dans celle de l’Union européenne, un plan défini par les néoconservateurs américains influents en 2013.

Le 26 septembre 2013, Carl Gershman, président du National Endowment for Démocraty (Fondation nationale pour la démocratie), un important bailleur de fonds des néoconservateurs depuis des décennies, dans un article du journal néoconservateur Washington Post, a appelé l’Ukraine « le plus grand trophée » et une étape intermédiaire majeure vers le renversement du président russe Vladimir Poutine.

À l’époque, Gershman, dont la NED est financée par le Congrès des États-Unis à hauteur d’environ 100 millions de dollars par an, finançait des dizaines de projets en Ukraine en formant des militants, en payant des journalistes et en organisant des groupes commerciaux.

Concernant un trophée encore plus important – Poutine –, Gershman a-t-il écrit : « Le choix de l’Ukraine de rejoindre l’Europe va accélérer la disparition de l’idéologie impérialiste russe représentée par Poutine. Les Russes aussi ont le choix, et Poutine peut se retrouver lui-même du côté des perdants et pas seulement dans son proche voisinage, mais à l’intérieur même de la Russie. »

A cette époque, au début de l’automne 2013, le président ukrainien Ianoukovitch envisageait la possibilité de tendre la main à l’Europe par un accord d’association. Mais il a pris peur en novembre 2013, lorsque des experts en économie à Kiev l’ont avisé que l’économie ukrainienne subirait un contrecoup de 160 milliards de dollars si elle se séparait de la Russie, son voisin oriental et principal partenaire commercial. Il y avait aussi la demande de l’Occident que l’Ukraine accepte un sévère plan d’austérité du Fonds monétaire international.

Ianoukovitch voulait plus de temps pour négocier avec l’Union européenne, mais sa décision irrita de nombreux ukrainiens de l’Ouest qui voyaient leur avenir plus lié à l’Europe qu’à la Russie. Des dizaines de milliers de manifestants ont commencé à camper place Maïdan à Kiev et Ianoukovitch a ordonné à la police de faire preuve de retenue.

Pendant que Ianoukovitch revenait vers la Russie qui offrait un prêt plus généreux de 15 milliards de dollars et du gaz naturel à prix réduit, il est rapidement devenu la cible des néoconservateurs et des médias américains qui ont décrit l’instabilité politique de l’Ukraine comme une situation tranchée entre un Ianoukovitch brutal et corrompu et un sacro-saint mouvement d’opposition « pro-démocratie ».

Un soulèvement acclamé

Le soulèvement de Maïdan a été poussé par les néoconservateurs américains, dont la secrétaire d’État adjointe aux Affaires européennes, Nuland, qui a distribué des biscuits aux manifestants de la place Maïdan et a rappelé aux chefs d’entreprise ukrainiens que les États-Unis avaient investi 5 milliards de dollars pour leurs « aspirations européennes ».

Une capture d'écran de la secrétaire d'État adjointe américaine aux Affaires européennes, Victoria Nuland, parlant à des chefs d'entreprise américains et ukrainiens le 13 décembre 2013, lors d'un événement parrainé par Chevron, dont le logo est à gauche de Nuland. Le sénateur d'Arizona, John McCain, se montre, debout sur la scène, avec des extrémistes de droite du Parti Svoboda, pour dire à la foule que les États-Unis étaient avec eux dans leur contestation du gouvernement ukrainien.

Une capture d’écran de la secrétaire d’État adjointe américaine aux Affaires européennes, Victoria Nuland, parlant à des chefs d’entreprise américains et ukrainiens le 13 décembre 2013, lors d’un événement parrainé par Chevron, dont le logo est à gauche de Nuland.
Le sénateur d’Arizona, John McCain, se montre, debout sur la scène, avec des extrémistes de droite du Parti Svoboda, pour dire à la foule que les États-Unis étaient avec eux dans leur contestation du gouvernement ukrainien.

A l’approche de l’hiver, les protestations sont devenues plus violentes. Des éléments néonazis et d’autres extrémistes de Lviv et d’autres villes ukrainiennes de l’ouest ont commencé à arriver en brigades bien organisées ou « sotins » (centaines) de cent combattants de rue entraînés. La police a été attaquée avec des bombes incendiaires et d’autres armes, tandis que les manifestants déchaînés ont commencé à s’emparer des bâtiments du gouvernement et à déployer des drapeaux nazis et même un drapeau confédéré.

Bien que M. Ianoukovitch ait continué d’ordonner à sa police de faire preuve de retenue, il était toujours représenté dans les grands médias américains comme un voyou brutal qui assassinait froidement son propre peuple. Le chaos a atteint son paroxysme le 20 février lorsque de mystérieux tireurs embusqués ont ouvert le feu, tuant deux policiers et des manifestants. Comme la police se retirait, les militants ont avancé en brandissant des armes à feu et d’autres armes. La confrontation a conduit à des pertes importantes, alourdissant le nombre de morts à environ 80, dont plus d’une dizaine de policiers.

La presse grand public et les diplomates américains ont immédiatement blâmé Ianoukovitch pour l’attaque des tireurs embusqués, bien que les circonstances restent troubles à ce jour et que certaines enquêtes aient suggéré que le tir mortel de tireurs d’élite soit venu de bâtiments contrôlés par des extrémistes du Secteur droit [parti politique ultranationaliste antirusse, NdT].

Pour atténuer la montée de la violence, c’est un Ianoukovitch ébranlé qui a signé un accord européen négocié le 21 février, dans lequel il accepte des pouvoirs réduits et une élection anticipée qui pourrait le conduire à quitter ses fonctions. A la demande du vice-président Joe Biden, il a également accepté de retirer les forces de police.

Le retrait précipité de la police a ouvert la voie aux néonazis et à d’autres combattants de la rue pour s’emparer des bureaux présidentiels et forcer Ianoukovitch et son équipe à fuir pour rester en vie. Le nouveau régime de coup d’État a été immédiatement déclaré « légitime » par le département d’État des États-Unis et Ianoukovitch recherché pour meurtre. Le favori de Nuland, Iatsenyuk, est devenu le nouveau Premier ministre.

Tout au long de la crise, la presse grand public américaine a martelé le thème des manifestants tout blanc contre un président tout noir. La police a été dépeinte comme composée de tueurs brutaux qui ont tiré sur des partisans de la « démocratie » non armés. Des grands médias, les Américains n’ont entendu que ce récit manichéen.

Le New York Times est allé jusqu’à supprimer du récit les policiers tués et simplement signaler que tous les morts de la place Maïdan avaient été tués par la police. Un classique compte rendu du Times du 5 mars 2014 résume l’histoire : « Plus de 80 manifestants ont été abattus par la police lors d’un soulèvement incontrôlable monté en flèche mi-février. »

Les médias grand public américains ont également cherché à discréditer quiconque faisait remarquer le fait évident qu’un coup d’État anticonstitutionnel venait de se produire. Un nouveau thème est apparu qui dépeint Ianoukovitch comme décidant simplement d’abandonner son gouvernement en raison de la pression morale des nobles et pacifiques manifestations de Maïdan.

Toute référence à un “coup d’État” a été rejetée comme « propagande russe ». Il y avait une détermination parallèle dans les médias américains à discréditer ou ignorer les preuves que les milices néonazis avaient joué un rôle important dans l’éviction de Ianoukovitch et dans la suppression ultérieure de la résistance anti-coup d’État dans l’est et le sud de l’Ukraine. Cette opposition des Ukrainiens de souche russe est tout simplement devenue « l’agression russe ».

Symboles nazis sur les casques portés par les membres du bataillon Azov d'Ukraine. (Filmé par une équipe de tournage norvégienne et diffusé à la télévision allemande.)

Symboles nazis sur les casques portés par les membres du bataillon Azov d’Ukraine. (Filmé par une équipe de tournage norvégienne et diffusé à la télévision allemande.)

Ce refus de discerner ce qui était en fait remarquable dans cette histoire – le déchaînement volontaire de troupes d’assaut nazies sur une population européenne pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale – a atteint des niveaux absurdes avec le New York Times et le Washington Post enterrant les références aux néonazis en fin d’articles, presque comme des réflexions a posteriori.

Le Washington Post est allé jusqu’à justifier Swastikas et autres symboles nazis en citant un commandant de milice les qualifiant de gestes « romantiques » de jeunes hommes influençables. [Lire sur Consortiumnews.com : “Ukraine’s 'Romantic’ Neo-Nazi Storm Troopers.”]

Mais aujourd’hui – plus de deux ans après ce que les responsables américains et ukrainiens aiment appeler « la révolution de la dignité » – le gouvernement ukrainien soutenu par les États-Unis s’enfonce dans le dysfonctionnement, tributaire de l’assistance du FMI et des gouvernements occidentaux.

Et, dans un mouvement peut-être maintenant plus symbolique qu’essentiel, le Premier ministre Iatseniouk se retire. Yats n’est plus notre homme.

Source : Consortiumnews.com, le 11/04/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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