vendredi 10 juin 2016

Seine : une crue demi-millénaire…

Seine : une crue demi-millénaire…

Nous allons aujourd’hui nous intéresser longuement à la crue de la Seine que nous venons de vivre.

Nous avons parlé hier du pic historique de chaleur de cet hiver.

Il y a une chose importante avec le changement climatique, c’est qu’il ne faut pas non plus lui mettre sur le dos 100 % des événements climatiques anormaux – qui arrivent régulièrement.

Mais a contrario, il ne faut pas non plus le blanchir trop vite, comme cela été fait avec la crue, qualifiée bien trop vite dans les médias de “trentennale”.

crue-34-ans

Nous allons voir que ce n’est pas du tout le cas.

Pour cela, il a fallu réaliser une longue étude, car les données sont très difficiles à trouver. J’en profite d’ailleurs pour lancer un appel, car il me faudrait un volontaire pour aller réaliser des photos à la bibliothèque municipale de Paris, pour compléter l’historique (ce n’est pas très urgent, mais ce serait bien, merci… Me contacter, merci.)

I. Les précipitations de mai

Commençons par le commencement : les précipitations tombées à Paris au mois de mai :

precipitations-paris

On voit donc qu’on a battu un record de 130 ans – et pas qu’un peu : + 35 % ! (179 contre 133 mm…)

Cela donne ceci en écart à la moyenne :

11-precipitations-paris-mai

Le mois de mai a donc été très arrosé – d’où les problèmes de fleuve…

II. Le bassin versant de la Seine

Bien entendu, les seules précipitations à Paris ne sont pas un indicateur parfait, car la Seine charrie les hauts d’un immense bassin versant.

bassin-versant

bassin-versant

Animation flash :

Celui de la Seine représente donc près de 80 000 km², soit 15 % du pays :

bassin-versant-seine-3

bassin-versant-seine

Les autres bassins versants du pays :

bassins-versants-france

bassins

III. La Seine

Nous n’allons pas développer trop longuement sur la Seine, nous vous renvoyons sur l’article Wikipédia.

Signalons simplement pour mémoire qu’aux temps anciens, elle disposait d’un bras supplémentaire, rive droite, qui s’est envasé avec le temps :

ancien-lit-seine-1

ancien-lit-seine-2

ancien-lit-seine-6

On en a encore trace sur  ce plan de 1550 (à gauche, le long des remparts de l’enceinte) :

ancien-lit-seine-4

Il y a donc logiquement une tendance pour la Seine a retrouver son ancien lit durant les crues, à travers les buttes et collines :

Paris_topographie

IV. Les très grandes crues de la Seine

On dispose de mesures de la hauteur des crues de la Seine :

  • parfaites depuis 1885
  • fiables depuis 1800
  • assez fiables depuis 1719
  • indicatives depuis 1649

Voici donc les très grandes crues (de plus de 5 mètres – attention le niveau se mesure à partir des basses-eaux de 1719, pas du fond du lit) :

11-crue-seine-long-7

01-crue-seine-long-1

Zoomons à partir de 4 mètres :

02-crue-seine-long-2

Et ici en supprimant les années sans crue :

03-crue-seine-long-3

Voici pour plus de lisibilité la même chose mais avec des points :

04-crue-seine-long-4

05-crue-seine-long-5

On observe donc :

  • 3 crues centennales (1658, 1740, 1910), de plus de 8 mètres
  • des crues exceptionnelles de 7 à 8 mètres, plutôt cinquantennales,
  • des crues majeures de 6 à 7 mètres, plutôt trentennales
  • de fréquentes crues de 5 à 6 mètres

renaud

Un document illustrant la crue de 1802

crue-1910

Crue de 1910

V. La hauteur de la Seine

On peut recommencer l’exercice à partir de 1870, avec des données fiables pour toutes les années (et non plus les seules années de crue) :

21-crue-seine-hydro

Avec des couleurs :

22-crue-seine-hydro

En zoomant à 4 mètres :

23-crue-seine-hydro

Avec des points :

24-crue-seine-hydro

Lissons par pas de 3 ans glissants la hauteur maximale annuelle :

25-crue-seine-hydro

ou par pas de 5 ans :

26-crue-seine-hydro

On voit alors apparaitre un étonnant cycle des pics de hauteur de la Seine, d’une douzaine d’années.

Intéressons-nous à la distribution de la hauteur quotidienne moyenne de la Seine sur 130 ans, soit près de 50 000 jours.

Par pas de 1 mètre :

51-distrib-crue-seine

Par pas de 10 cm. :

52-distrib-crue-seine

Par pas de 1 cm. :

55-distrib-crue-seine

Ou en zoomant :

56-distrib-crue-seine

On arrive donc à une hauteur moyenne de 1,43 m., et à une médiane de 1,13 m.

VI. Les basses-eaux

Précédemment, on s’est longuement intéressé aux crues, donc au maximum annuel. Voici le minimal annuel, appelé étiage :

29-crue-seine-hydro

On rappelle que le niveau zéro est la niveau minimal de la Seine en 1719, année très sèche ; il peut donc bien y avoir des niveaux négatifs…

1946 est exceptionnelle, avec – 1,67 m., car les autorités ont sciemment abaissé le niveau (=”chômage”) à la fin de la guerre pour contrôler le lit. Cela avait déjà été le cas durant la guerre, où la Seine fut chômée en août 1942, juillet 1943, octobre 1944 sur ordre des autorités allemandes pour inspecter les piles des ponts.

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Le Pont Marie de nos jours

pont-marie-08-1942

Le Pont Marie en aout 1942

Pour information sur les étiages, dont on parle beaucoup moins, chez Pierre de l’Estoile, on lit que : “Le jeudi 3 janvier 1591, qui estoit le jour Sainte-Geneviève, la rivière de Seine, qui estoit si basse en ceste saison que l'on pouvoit quasi aller à pied sec du quai des Augustins en l'isle du Palais (ce qui n'avait été vu de mémoire d'homme), vint à croistre ce jour sans aucune cause apparente“. Les eaux les plus basses du XIXe siècle auraient été observées le 29 septembre 1865, à -1,30 m., laissant apercevoir le sol de la rivière.

Rappelons enfin que 4 lacs artificiels de retenue d’eau ont été mis en place pour diminuer l’ampleur des crues à Paris : lac de Pannecière en 1949 (82 M m3), lac d’Orient en 1966 (205 M m3), lac du Der-Chantecoq en 1974 (350 M m3) et les lacs Amance et du Temple en 1990 (170 M m3). Un 5e lac de Seine est en projet.

Grands_lacs_de_Seine

Les quatre grands lacs de Seine fonctionnent de la même manière. En hiver et au printemps (de novembre à juin), les lacs-réservoirs sont progressivement remplis, grâce aux canaux d’amenée ou au barrage, puisqu’à ces périodes les rivières sont au plus haut. Des prélèvements supplémentaires sont opérés en période de crues, on limite ainsi les inondations : c’est l’« écrêtement des crues » – ils ne les suppriment pas, mais ces grands lacs permettraient pour une crue comme celle de 1910 de réduire de 60 cm l’eau à Paris. De juillet à octobre a lieu le « soutien d’étiage » : lorsque, durant l’été, les cours d’eau sont à leur niveau le plus bas, l’eau contenue dans les lacs leur est restituée.

lacs-3

On observe bien le soutien d’étiage dans notre graphique : on ne connait plus les périodes de très basses eaux du XIXe siècle.

 

Voici enfin la moyenne annuelle :

45-stats-crue-seine

Lissons sur 3 ans :

46-stats-crue-seine

ou 5 ans :

47-stats-crue-seine

On retrouve bien les cycles de 10/12 ans, qui ne concernent pas que les évènements extrêmes…

VI. La distribution des crues

Revenons à notre crue de juin 2016.

Elle a été qualifiée de “trentennale”, car son niveau correspond en effet à un niveau qui revient environ tous les 30 ans.

Mais il y a une vraie faille dans l’analyse.

C’est comme pour les températures : si on dit “Aujourd’hui il fait 30 °C”, c’est une bonne information, mais il est aussi utile de savoir si c’est le 15 aout ou le 15 décembre, afin de l’analyser correctement. Dans un cas c’est un record, dans l’autre non…

Voici donc, afin de poursuivre notre étude, la distribution mensuelle des très grandes crues, que nous avons identifiées précédemment.

71-frequences-crues-seine

On voit donc que les très grandes crues se concentrent (évidemment) entre décembre et mars.

Juin 2016 voit ainsi la première grande crue durant ce mois depuis 370 ans…

Voici la répartition en fonction de la hauteur de la crue :

72-frequences-crues-seine

Et ici les seules crues exceptionnelles, de plus de 6 mètres, depuis 370 ans :

75-frequences-crues-seine

On voit bien le côté exceptionnel de ce que nous venons de vivre…

Comme de nombreuses actions ont été entreprises après la crue de 1910 (et même un peu avant) pour limiter les crues (aménagements, lacs de Seine…), refaisons ces trois graphiques mais à partir de seulement 1885 :

73-frequences-crues-seine

74-frequences-crues-seine

76-frequences-crues-seine

2016 apparait même encore plus exceptionnelle.

VII. La crue de 2016

Traçons le maximum annuel du mois de juin de chaque année depuis 1885 :

81-max-seine-mois

L’exception 2016 est alors patente…

De même, si nous rajoutons les mois d’avril à septembre :

82-max-seine-mois

Juin 2016 reste bien le record depuis 130 ans…

C’est le (très bref) moment statistique. Pour analyser une distribution, on s’intéresse d’abord à la moyenne.

Mais on peut avoir deux distributions très différentes avec la même moyenne :

ecart-type

On calcule alors l’écart-type (SD en anglais, noté sigma σ), qui est simplement la moyenne des valeurs absolues des “écarts à la moyenne”, et mesure donc “la largeur” moyenne de la distribution.

On peut alors comparer une observation à la valeur de l’écart-type. Plus elle s’en éloigne (ex. : 3 fois l’écart type = 3 σ, ou 5 σ…), plus elle est statistiquement rare.

Voici ce qu’on obtient si on calcule les moyennes et écarts-type sur toutes les valeurs journalières de l’année :

41-stats-crue-seine

On a un maximum absolu depuis 1885 à 8,62 m, en 1810, représentant 9 σ : c’est vraiment très rare (d’où le centennal, donc moins d’une fois sur 36 500…, soit 0,003 %) .

2016, avec ses 6,10 m, apparait donc assez loin, avec 6 σ, ce qui reste assez rare.

Malheureusement, en raisonnant ainsi, on dilue beaucoup la réalité : pourquoi comparer la grande crue de janvier 1910 avec des valeurs de la Seine en plein été ?

Recommençons l’analyse, mais, en comparant cette fois les valeurs d’une crue à toutes les valeurs de la Seine mais uniquement le même mois, sur 130 ans. On calcule alors des moyennes et écarts-types différents pour chaque mois, et donc on peut calculer pour chaque mois le record historique du mois, exprimé en nombre d’écarts-types du moi. On arrive à ceci (ne partez pas, c’est très visuel en fait) :

62-ecarts-types-seine

Synthèse pour ceux qui n’aiment pas les statistiques : on s’aperçoit que de 1885 à 2015 tous les records mensuels de hauteur de grande crue se situaient entre 4 et 8 fois l’écart-type, ce qui donne une illustration de la zone de rareté.

Eh bien juin 2016 vient d’écraser la précédent record de ce mois (datant de 1983), avec un niveau rarissime de… 14 fois l’écart-type !

BREF, cela signifie que cet évènement a été très violent dans son ampleur, à un moment où cela n’arrive pratiquement jamais : cette crue est donc dans son essence (bien plus que de ses effets donc, car loin du niveau de 1910) particulièrement rare, bien plus que ne l’a été la crue de 1910.

Sortons des statistiques, pour une illustration très simple. On trace un graphique avec :

  • la hauteur moyenne de la Seine
  • le différentiel pour arriver au maximum historique entre 1886 et 2015
  • et le différentiel à rajouter encore pour 2016

On arrive à ceci :

61-records-mensuels-seine

Et on voit donc que juin (2016) a désormais un record supérieur à ceux de novembre, décembre, mars, avril et mai !!! Alors qu’avant, la distribution était cohérente. Mais c’était avant….

ET ENCORE, par rapport au passé lointain, nous bénéficions de protections supplémentaires – mais qui ont peu joué en juin (les barrages sont pleins), seulement quelques centimètres de gagnés :

lacs-2

lacs

Voici les valeurs depuis 40 ans :

79-hauteur-mensuelle-seine

La crue de 2016 est donc un phénomène totalement exceptionnel… Et à ce stade, on peut largement supputer qu’il a probablement un lien avec les records de chaleur de cet hiver…

VIII. Et demain ?

Ainsi, la crue de 2016 est une crue d’une hauteur de crue trentennale, mais, à cause de sa saison, c’est sans doute une crue plutôt de nature demi-millénaire !

Cela signifie donc que c’est un “bonus”, et qu’on attend toujours la crue hivernale trentenalle, la dernière datant de 1982.

Or, on a vu qu’on était de nouveau dans un cycle décennal de maxima ascendants :

26-crue-seine-hydro

Mais, si le changement climatique nous a probablement fait cadeau de cette crue, on peut aussi se demander s’il aura un impact accélérateur ou ralentisseur sur la prochaine crue trentenalle – car de prime abord, on n’en sait rien…

Il faut pour cela analyser les précipitations : augmentent-elles ou ralentissent-elles ?

01-precipitations-paris-an

Lissons un peu :

02-precipitations-paris-an

On a plutôt une tendance à la baisse des précipitations moyennes.

Mais ce qui nous intéresse, ce sont les précipitations en hiver, et on sait que c’est la saison qui se réchauffe le plus. On a ceci :

21-precipitations-paris-hiver

Lissons :

22-precipitations-paris-hiver

On a en revanche une très franche tendance à la diminution des précipitations.

Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas bientôt une crue, mais disons que cela en diminue la probabilité.

À suivre en 2017, donc…

IX. En souvenir

6-metres

direct-inondation-la-seine-atteint-6-m

crueParis2016

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zouave6

P.S. n’hésitez pas à indiquer des liens vers de belles photos de la crue en commentaire, j’intégrerai les meilleures.

Merci aussi de signaler les coquilles svp…

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Très bien ton article