mercredi 31 août 2016

Le conflit social gronde dans les plantations de Vincent Bolloré

Le conflit social gronde dans les plantations de Vincent Bolloré

Capture d'écran du reportage de "Complément d'enquête" : "Bolloré, un ami qui vous veut du bien ?"

Bolloré est actionnaire d’immenses exploitations d’huile de palme au Cameroun. Syndicalistes et ONG luttent pour améliorer les conditions de travail très difficiles des ouvriers et faire comprendre au magnat breton qu’il ne peut “continuer à agir sur le modèle des années 1930”.

Des hommes cueillent des noix de palme à l’aide de longues perches qui semblent si lourdes. La sueur perle sur leur front. Ils décrivent leur travail difficile pour un salaire très faible. Certains sont très jeunes et l’un d’entre eux assure avoir seulement 14 ans. Un homme ramasse des noix en tongs. Ils expliquent qu’ils doivent se procurer eux-mêmes leur équipement. Un autre montre ses gants troués et ses mains abîmées à la caméra.  Il dit : “On dirait que nous sommes des animaux de brousse… C’est comme si on n’était pas humains.”

C’étaient peut-être là les images les plus fortes du reportage de Complément d’enquête consacré à Vincent Bolloré, diffusé en avril dernier (puis rediffusé en juillet) sur France 2.  Des images tournées au Cameroun, dans les plantations de la Socapalm, une société de production d’huile de palme détenue par le groupe belge Socfin. Bolloré en est actionnaire à hauteur de 38,75 %.


Complément d'enquête. Colère dans l'empire africain de Vincent Bolloré

L’industriel a très mal pris les accusations de ce documentaire et accusé la chaîne d’avoir bidonné son reportage, affirmant avoir en sa possession des “exploits d’huissiers” , selon lesquels le jeune homme interrogé a en réalité 20 ans, et qu’“il a été payé pour dire qu’il a 14 ans.”

Complément d’enquête a, en réponse, diffusé d’autres images de jeunes mineurs travaillant dans les plantations. Une enquête d’Arrêt sur Images a mis en cause la valeur des preuves avancées par Bolloré, mais le coup dur vient du Canard enchaîné. Le journal affirme avoir eu accès à des vidéos tournées par des syndicalistes et des activistes d’une ONG locale, où le jeune homme du reportage raconte que l’huissier accompagné de cadres de la plantation lui a demandé de mentir à propos de son âge. Le jeune homme ajoute qu’”à la fin, ils m’ont donné des habits et m’ont donné 3 000 francs.”

Les vidéos ont été envoyées à France 2. Tristan Waleckx, un des journalistes qui a réalisé le reportage de Complément d’enquête, les a visionnées. “Ça me semblait hallucinant qu’on  fasse pression sur un gamin pour préserver la réputation d’un milliardaire français. Je ne le croyais pas au début.” Le journaliste est aussi étonné que les autres problèmes évoqués dans le reportage, liés aux conditions de travail dans les plantations, n’attirent pas autant l’attention de l’industriel que le travail de mineurs.

Selon Bolloré qui s’exprime devant ses actionnaires, toutes ces accusations ne seraient issues que de la malveillance des journalistes à son égard. Pourtant, cela fait plusieurs années qu’ONG et journalistes dénoncent la situation des travailleurs et riverains des plantations de la Socapalm. Un conflit social persiste entre les associations de représentation de la population locale et la direction des plantations, et le dialogue semble bloqué.

Les effets pervers du travail à la tâche

Emmanuel Elong est syndicaliste et président de la Synaparcam, l’association de représentation des riverains. C’est lui qui guide l’équipe du reportage de Complément d’enquête dans les palmeraies de la Socapalm. L’un des volets sur lequel se bat le syndicaliste, c’est les conditions de travail des ouvriers des plantations. Leur salaire est plus faible que celui des ouvriers des usines, des chauffeurs, etc. d’après le Collectif national Justice et Paix, une association camerounaise. Cela est dû au fait que les travailleurs de la plantation sont payés à la tâche.

Le syndicaliste dénonce les effets pervers d’un tel mode de rémunération, qui dépend directement de la force physique des travailleurs. “Si tu n’es pas fort pour soulever la perche à tout moment, tu ne peux pas récolter 50 régimes en une journée. (50 régimes, cela rapporte 1 500  francs CFA [2,29 €] au travailleur) C’est la récolte qui paie beaucoup. Si tu n’es pas fort, alors ce n’est pas possible d’avoir un salaire de 40 000 francs CFA (60,98 €) dans les plantations de Bolloré.”

Le smic camerounais est passé en 2014 de 28 216 francs CFA à 36 270 francs CFA. Mais lorsqu’on lui demande à combien il évalue le salaire moyen des travailleurs des plantations, Emmanuel Elong estime qu’il s’élève à “pas plus de 18 000 francs CFA”. Certaines tâches difficiles, comme l’élagage des palmiers (le fait d’enlever les noix desséchées), doivent être effectuées, mais elles rapportent moins que la récolte aux travailleurs. Elong n’hésite pas à dire que “les gars travaillent comme des esclaves”.

Certains travailleurs sont dans une situation de précarité. Dans le rapport sur le développement durable de la Socfin de 2014, il est dit que la Socapalm embauche 2 184 travailleurs permanents, 2 223 intérimaires et 1 500 sous-traitants. Selon Emmanuel Elong et les rapports de plusieurs associations, la majorité des ouvriers des plantations dépendent encore de sous-traitants.

Ces ouvriers, comme les intérimaires, sont plus susceptibles d’être touchés par la précarité. La plupart ont des contrats temporaires. “L’article 26 alinéas 6 du Code du Travail limite la durée de leur contrat avec la même entreprise à un an, explique le Collectif Justice et Paix dans un rapport. Or, on compte au sein de la Socapalm plusieurs travailleurs sous-traitants et intérimaires qui comptabilisent plusieurs années de service au sein de l’entreprise.” Ces ouvriers sont d’autant plus vulnérables.

“Des conditions de travail inhumaines”

Emmanuel Elong raconte que dans la plantation Dibombari, “l’élagage n’a pas été fait depuis 4 ans dans la plantation… Mais normalement l’élagage doit être réalisé deux fois par an !” Les noix de palme sèches se seraient donc accumulées au fil des années, rendant la tâche longue et fastidieuse. Cela accentue l’effet négatif du mode de rémunération : “Si tu ne peux pas élaguer 10 palmiers, alors tu gagnes moins de 400 FCFA (0.61€) par jour de travail.” Un rendement faible, mais difficile pour certains travailleurs de refuser, car leur contrat de travail ne leur assure pas de stabilité. “S’ils refusent, on les suspend et alors on les chasse du campement. Ce sont des conditions de travail inhumaines…” lance le syndicaliste, amer.

Les ouvriers sont rarement originaires de la région et vivent dans des logements appartenant à la Socapalm. Des logements qui ne sont pas toujours dans un état convenable. Le Collectif National Justice et Paix estime dans son rapport que la plupart de ces logements “sont essentiellement construits à base de planches”, et qu’ils subissent “une usure accélérée au contact des intempéries.”

Ces ouvriers “temporaires” des plantations ont également un accès limité à la Sécurité sociale, toujours selon le rapport du Collectif national justice et paix : “La catégorie particulière des sous-traitants ayant généralement des contrats saisonniers ne bénéficie d’aucune protection sociale.” D’après les conclusions du Collectif, les trois quarts des salariés sous-traitants et intérimaires n’ont pas accès à la Sécurité sociale. “Si tu es malade, tu es abandonné à toi même, et avec un salaire de 18 000 francs CFA tu ne peux pas te soigner ! ” s’insurge Emmanuel Elong.

Autre problème, les ouvriers embauchés par les sous-traitants n’ont pas non plus de matériel de protection. Mais Emmanuel Elong n’en tient pas rigueur aux supérieurs directs des ouvriers : “Le sous-traitant n’a pas les moyens pour habiller ses ouvriers. il n’a rien !” Les ouvriers sont transportés sur les plantations dans les véhicules qui transportent également du matériel agricole, parfois les perches qui servent à récolter les noix de palme. “En cas d’accident, ce sont des blessés graves, des morts.”

Pour Emmanuel Elong, la relation entre les travailleurs et riverains de la Socapalm s’est envenimée après la privatisation de la société, en 2000. “Au lieu que le repreneur nous aide, il nous a appauvris à nouveau”, estime-t-il. Les problèmes préexistant à la privation de la plantation n’ont pas été réglés. Pour lui, le volet social qui permettait auparavant aux populations locales de conserver des lopins de terre pour cultiver, de bénéficier d’un accès à certains services de soins, à l’eau potable et à l’éducation, a été en partie laissé de côté.

“Missions de service public”

La Convention de cession conclue avec l’Etat camerounais au moment de la privatisation oblige la Socapalm à assurer des “missions de service public” anciennement assurées par l’Etat, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement, de l’appui au développement et de l’entretien des infrastructures routières. Or, pour les associations de représentation des riverains, cette Convention n’est pas respectée.

Une des véritables urgences, pour la Synaparcam, l’association présidée par Emmanuel Elong et qui défend les intérêts des riverains, c’est l’eau. Nkalwo Joseph Léa, un des organisateurs communautaires de la Synaparcam, explique que “les activités de la Socapalm contribuent à la pollution des rivières”, ce qui revient à “priver certains villageois d’eau potable”, puisque les villages n’ont pas l’eau courante.

Les revendications de la Synaparcam concernent aussi les domaines de l’accès à l’électricité, de la santé et de l’éducation. Les centres de soin existants sont “réservés aux salariés de la Socapalm” d’après Nkalwo Joseph Léa, et les villageois y ont difficilement accès. “Il y a treize villages riverains dans la plantation de Kienké, précise Nkalwo Joseph Léa. Jusqu’à aujourd’hui, aucun n’a été électrifié. Il n’y a pas de route pour la circulation des produits et des personnes. Il y a une école primaire, à un seul endroit.”

L’arrivée de la plantation en 1968 a déclenché un processus de déforestation, “réduisant d’autant les surfaces sylvicoles jusqu’alors utilisées par les populations locales pour leurs activités de chasse et de collecte” selon un rapport d’enquête réalisé par les associations Sherpa, CED, FOCARFE et Misareor, qui révèle également que “ce sont pareillement des milliers d’hectares de terres arables qui ont été soustraits aux populations locales”. Avant l’implantation de la Socapalm, qui était alors une entreprise nationale, la zone était occupée par des populations paysannes bantoues et de chasseurs “pygmées” Bagyéli. Pour l’instant, “aucune communauté Bagyéli n’a été indemnisée ou relogée”, selon Nkalwo Joseph Léa.

En 2010, l’association française Sherpa, l’association allemande Misereor et deux associations camerounaises (CED et FOCARFE) établissent un rapport accablant sur la situation dans les plantations. Elles portent plainte contre les groupe Bolloré, la Financière du Champ de Mars, Socfinal et Intercultures pour violation des principes directeurs de l’OCDE à l’égard des multinationales. La plainte est déposée auprès des points de contact nationaux (PCN) français, belge et Luxembourgeois (de la nationalité des différents groupes concernés.

Les trois PCN se concertent, et, à l’époque, c’est le groupe Bolloré qui apparaît comme l’interlocuteur le plus “identifiable” d’après Jean-Marie Paugam, président du PCN français : “On a établi à l’époque que Bolloré était un actionnaire minoritaire de Socapalm, mais on a estimé qu’il avait une influence sur ses partenaires commerciaux et relations d’affaires, qui permettait d’avoir une action correctrice sur les difficultés rencontrées. Des difficultés qui avaient été reconnues comme des violations des principes directeurs de l’OCDE.”

Le PCN français s’empare donc de l’affaire en juillet 2011. Le groupe Bolloré refuse alors les bons offices du PCN, et porte plainte en diffamation contre l’association Sherpa. En novembre 2012, volte-face. Vincent Bolloré accepte finalement la médiation du PCN, qui commence alors en février 2013. Bolloré abandonne finalement sa plainte contre Sherpa. “Il y avait alors contradiction, se souvient Marie-Laure Guislain, responsable du contentieux dans le pôle GDH de l’association Sherpa, puisque le groupe reconnaissait en médiation que ce que l’on avait dit était vrai, mais ils n’avaient pas encore retiré leur plainte en diffamation.” Une négociation qui aboutira en septembre 2013 à un plan d’action, qui reprend la plupart des mesures présentées par l’association Sherpa en novembre.

Entre-temps, une action a été lancée par plusieurs associations de riverains des plantations de Socfin au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Liberia et au Sierra Leone, mis en relation à travers l’action de l’association française ReAct. Cette “Alliance des riverains des plantations Socfin/Bolloré” partage des revendications communes sur de nombreux sujets, certains concernant le cas spécifique de la Socapalm.

 “Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?”

Le 5 juin 2013, les représentants de cette Alliance sont venus jusqu’à Paris remettre une lettre à l’actionnaire Bolloré devant le siège du groupe. Ils confrontent personnellement l’industriel venu chercher la lettre en personne, et filment la remise en main des doléances. Vincent Bolloré réagit alors comme s’il entendait parler de ces problèmes pour la première fois. “Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?” dit-il, avant d’ajouter : “Vous savez, on ne peut pas tout savoir”.

Vincent Bolloré accepte alors de dialoguer avec les riverains des plantations de Socfin. Les membres de l’Alliance se déplacent spécialement à Paris pour une réunion le 24 octobre 2014. Des représentants du groupe Bolloré sont présents, mais personne ne représente le groupe Socfin. Bolloré se présente comme un “facilitateur du dialogue” et promet de transmettre les demandes à Socfin. Il s’est également engagé à “soutenir les principes fondamentaux définis par le porte-parole de l’Alliance”.

Depuis, le dialogue stagne. Vincent Bolloré explique fin 2014 qu’il ne parvient pas à ramener Socfin autour de la table. Le PCN a estimé dans un communiqué le 16 mai dernier que “le Groupe Bolloré a usé de son influence vis-à-vis de ses relations d’affaires” mais que “sur le plan formel, le plan d’action pour la Socapalm n’est pas encore mis en œuvre”. “On n’est pas dans un cas classique d’une maison-mère qui peut donner un ordre à une filiale”, explique Jean-Marie Paugam. Il ajoute que “Bolloré n’a pas de moyen de contrainte sur Socfin, ni directement sur Socapalm. Ce qui a bloqué, c’est le refus de Socfin de souscrire au plan d’action qui avait été négocié par Bolloré.”

Le PCN français a transféré le leadership de la saisine au PCN belge, “compétent pour interagir avec le Groupe Socfin”. Les associations sont moins indulgentes. Pour Sherpa, “dans le plan d’action les parties, dont Bolloré, s’engagent à respecter et à être responsables et solidaires de la mise en place du plan, il revient donc à Bolloré de faire en sorte d’appliquer ce plan” déclare Marie-Laure Guislain. “Pour nous, il est trop facile de dire qu’une de ses filiales bloque le plan et de se décharger de toute responsabilité.”

Un avis partagé du côté du ReAct. Pour Eloïse Maulet, “il ne faut pas sous-estimer le poids du groupe Bolloré au sein de la gestion des plantations, dans la mesure où beaucoup de personnes communes au deux groupes qui sont présentes au sein des différents conseils d’administration. Il y a des représentants directs du groupe Bolloré au sein des CA de certaines plantations.”

Sur le terrain, les associations notent certains efforts de la Socapalm, mais qui restent largement insuffisants. Le bilan du Collectif national justice et paix, l’association désignée pour vérifier la mise en place du plan d’action sur place, fustige l’action de la Socapalm. “Les logements ont été améliorés pour certains travailleurs, malheureusement beaucoup de logements demeurent indécents, estime Marie-Laure Guislain. D’après notre partenaire local, ces améliorations ne concernent qu’une minorité.”

Des bassins d’épuration ont également été mis en place, “mais ils ne sont pas efficaces, ils se déversent directement dans les cours d’eau, qui débordent et causent aussi de graves pollutions.” Pourtant, la Socapalm a montré qu’elle était capable d’agir. D’après Emmanuel Elong, il y a désormais des “contrôles stricts” à l’entrée des plantations, où l’on vérifie l’âge des travailleurs : “Ils ont compris quelque chose sur le travail de mineurs. C’est l’incident de France 2 qui a provoqué cela, il y a eu une réaction.”

Refus du dialogue

Surtout, ces actions ne correspondent pas à ce qui est convenu dans le plan d’action établi sous la médiation du PCN français. “Les actions sur place ne répondent pas aux violations des principes directeurs de l’OCDE qui avaient été observées, selon Marie-Laure Guislain. La Socapalm refuse toujours le dialogue avec les riverains. Il y a beaucoup de violations au niveau de la pollution, de l’emploi et du développement local.”

Seulement une plateforme de dialogue tripartite (Socapalm, administration locale, représentants des riverains) a vu le jour, qui concerne deux des sept plantations, et celle-ci demeure dysfonctionnelle. Pour Nkalwo Joseph Léa, la Socapalm “privilégie le dialogue avec les chefs traditionnels, plus malléables, au détriment des associations des riverains”.

Pourtant, pour les représentants des riverains ce dialogue est plus que souhaitable. “La Socapalm nous apporte beaucoup dans l’économie du Cameroun, reconnaît Emmanuel Elong. Le but n’est pas de la faire fermer, mais qu’ils suivent ce qu’ils ont signé avec l’Etat du Cameroun, pour l’indemnisation, le partage des bénéfices.” Ce dialogue est aussi inévitable, pour le syndicaliste :  “La Socapalm ne peut pas continuer à agir sur le modèle des années 1930.”

 

Source(s) : Lesinrocks.com via Odilon

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