vendredi 2 décembre 2016

Défense de parler des oligarques dans… la presse des oligarques ! Par Laurent Mauduit

Défense de parler des oligarques dans… la presse des oligarques ! Par Laurent Mauduit

Édifiant article sur l’excellent livre de Laurent Mauduit

Source : Blog Mediapart, Laurent Mauduit, 28-11-2016

Mon livre « Main basse sur l'information » a suscité l’embarras ou a été passé sous silence par de nombreux médias qui ont été croqués par des puissances d’argent. Preuve que, du Monde jusqu’à Libération en passant par L’Express, BFM-TV et bien d’autres médias encore, il est interdit de parler des oligarques dans la presse… des oligarques! Ici commence la première des censures.

Mon souhait, en écrivant Main basse sur l'information (Editions Don Quichotte), était d'alerter les citoyens, en ces temps politiques si inquiétants, sur l'état d'asservissement de la presse, et donc sur les graves menaces qui pèsent sur la liberté de la presse dans notre pays, liberté sans laquelle il n'y a pas de réelle démocratie. Las ! La tâche est difficile à accomplir, car comme on s'en doute, les médias croqués par nos milliardaires ne manifestent guère d'entrain à parler d'un essai qui décortique la main mise que les puissances d'argent exercent sur eux.

Je dois certes avouer que je m'en doutais un peu. Décortiquant cette opération de prédation sur la presse – qui est aussi une opération de prédation sur la démocratie – je savais par avance que mon travail ne bénéficierait pas d'une large publicité dans les journaux qui ont été croqués par une poignée de milliardaires.

La sortie de mon livre s'est donc déroulée strictement comme je le subodorais. Mediapart en a publié les bonnes feuilles. Puis des journaux attachés comme nous à la liberté et l'indépendance de la presse se sont fait l'écho de mon enquête, comme L'HumanitéPolitis. Beaucoup de médias étrangers ont fait de même, comme Le Soir ou l'Echoen Belgique, Il Manifesto en Italie, ou encore Le Temps ou La Tribune de Genève, en Suisse. Et puis, il y a eu quelques médias audiovisuels, en vérité peu nombreux, comme TV5Monde, ou encore France 3 Poitou Charente.

Mais partout ailleurs, ou presque partout, j'ai trouvé porte close : défense de parler des oligarques dans la presse des oligarques. Parfois, on me l'a dit carrément : vous n'y pensez pas ! Parfois, je me suis seulement heurté à la stratégie du silence.

Pas une ligne donc dans Libération par exemple, ni dans L'Express ! J'ai ainsi fait l'expérience que dans la presse croquée par le financier Patrick Drahi, il était proprement inconcevable d'évoquer une enquête dévoilant dans quelles conditions ce milliardaire a mis la main sur ces médias et les dangers éditoriaux qu'il fait peser sur eux.

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Participant le 27 septembre sur France Inter à l'émission de Laurent Goumarre « Le nouveau rendez-vous », à laquelle était également invité le directeur de Libération(et ex-directeur de l'Obs) Laurent Joffrin (émission que l'on peut réécouter ici), j'ai d'ailleurs très vite compris l'hostilité que ce dernier nourrissait contre la presse indépendante en général, et contre moi en particulier. Alors que nous étions interrogés sur le licenciement pour motif politique de l'ex-directrice adjointe de la rédaction de L'Obs, Aude Lancelin – fait absolument sans précédent dans la vie du groupe Le Monde – L'Obs, Laurent Joffrin s'est appliqué à défendre la purge mise en œuvre par les actionnaires de L'Obs et du Monde) : le site Acrimed a rendu compte ici de notre échange lors de cette émission.

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Notre controverse ne s'est d'ailleurs pas limitée à la seule affaire Aude Lancelin. Dans la foulée, je lui ai aussi dit ma sidération qu'il ait fait violence à la rédaction de Libération afin d'organiser un Forum sur la liberté de la presse les 9 et 10 octobre 2015 à Libreville, à la demande de l'infréquentable autocrate Ali Bongo qui espérait ainsi redorer son image – forum poisseux qui, sans rire, avait pour intitulé « Le défi de l'indépendance » et qui a rapporté quelque 3 millions d'euros aux actionnaires de Libération, versés par les autorités gabonaises.

Alors forcément, que le quotidien dirigé par le même Laurent Joffrin ne se fasse pas l'écho de l'enquête qui pointe ces dérives, voici qui ne m'a pas franchement surpris. Pas plus que n'ont été surpris les amis que j'ai gardés dans ce journal, qui m'ont aidé par leurs conseils dans mon travail.

Pas une invitation non plus sur BFM-Business, sur BFM-TV ou sur RMC dont le même Patrick Drahi va prendre progressivement le contrôle. Je m'en suis amusé voici quelques temps en adressant un message ironique au patron du groupe NextRadioTV, Alain Weill, qui a choisi de s'allier à Patrick Drahi pour lui passer progressivement le contrôle de ces médias. Lui qui a souvent prétendu vouloir construire un groupe indépendant, j'ai voulu le prendre au mot, en lui adressant ce SMS moqueur (voir ci-contre), lui proposant de lui adresser mon livre, si d'aventure il n'y avait pas eu accès. Mi moqueuse, mi sérieuse, la réponse d'Alain Weill n'a pas tardé, m'assurant que je n'étais pas du tout « black-listé » et que je prêtais décidemment de biens noirs desseins à Patrick Drahi et à lui-même. Et le message était ponctué de ce post-scriptum : « Je parle aux équipe :)) » Echange parfaitement cordial et civil, donc. Mais cela n'a strictement rien changé.

D'ailleurs, dans les jours qui ont suivi, l'un des cadres du groupe d'Alain Weill, Stéphane Soumier, directeur de la rédaction de BFM-Business, très actifs sur les réseaux sociaux, m'a fait comprendre que je ne serai effectivement pas le bienvenu pour parler de la mise sous tutelle des grands médias par les puissances d'argent : « Ben tu nous fais un procès d'intention sur 400 p, tu attendais quoi ? », m'a-t-il dit dans un tweet, prenant fait et cause pour son actionnaire.

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A LCI aussi, où l'on m'invitait pourtant périodiquement pour débattre de l'actualité, j'ai également trouvé porte close. Et face à mon étonnement, on m'a servi l'explication de la direction de la chaîne : il était impossible d'évoquer un livre qui parle longuement de Patrick Drahi et d'Alain Weill car LCI a déjà assez de sujets de friction avec ses concurrents pour en ajouter encore un autre…

Et à cette liste (qui n'est pas exhaustive) des médias embarrassés, il faut encore ajouter Le Monde. Pour dire vrai, quand mon livre est sorti, j'ai pensé une médisance : j'ai supposé que le quotidien n'aurait pas le courage d'évoquer en grand mon enquête, qui détaille les cheminements, parfois tortueux ou sulfureux, des trois oligarques qui en sont maintenant les propriétaires, Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, mais, un peu faux-cul, qu'il ferait une rapide mention de mon livre. Histoire de ne pas être suspecté de faire acte de censure quand il est question de ses propres actionnaires ; comme la direction du Parisien, maintenant propriété du milliardaire Bernard Arnault, a été mis en cause pour ne pas avoir voulu publier une critique du documentaire Merci patron, consacré au même Bernard Arnault.

Eh bien non ! Je me suis trompé. Le Monde n'a pas plus évoqué Main basse sur l'information et la longue enquête qui y apparaît sur les trois actionnaires du Monde. Pas une allusion ! Pas une ligne…

Jouant les candides, j'ai adressé un mail à mon ancien confrère et actuel directeur du journal, Jérôme Fenoglio, pour m'assurer que le livre avait bien été adressé aux bonnes personnes au sein de la rédaction. Et sans réponse de lui, je l'ai relancé deux semaines plus tard. Sans plus de succès: mon interlocuteur n’a pas même pris la peine de me répondre.

Il faut d'ailleurs observer que ma consoeur Aude Lancelin a sans doute failli connaître le même sort, celui de l'oubli, avec son livre Le monde libre (Les liens qui libèrent), mettant en scène les trois mêmes actionnaires, qui sont aussi ceux de L’Obs, dont elle a été brutalement congédié. Car dans un premier temps, Le Monde n'en a pas fait mention. Mais quand l'ouvrage a été récompensé, le 3 novembre, par le prix Renaudot essai, le silence s'est sans doute avéré impossible à maintenir. Alors, le quotidien y a consacré une courte recension, passablement fielleuse, se concluant de la sorte : « De ce tableau sans nuance, [Aude Lancelin] tire la conclusion de l'extinction programmée d'une forme historique de journalisme, peu à peu remplacée par un "désert des contenus"dont "l'esprit"aurait disparu, dans des médias vivant sous le" régime de terreur du capitalisme actionnarial". Une vision crépusculaire qu'on peut ne pas vouloir partager, tant elle semble à son tour habitée de nostalgie et d'un sentiment d'inéluctable déclin ».

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En somme, les trois actionnaires du Mondepeuvent être sereins : en violation des règles d'indépendance qui, en d'autres temps, régissaient son fonctionnement, le journal fait le silence sur certaines enquêtes qui peuvent les viser ou alors tire au bazooka sur tout auteur qui les met en cause. En d'autres temps toujours, cela aurait ému beaucoup de gens au sein du journal. Mais pour l'occasion, il n'y a guère eu que les courageux et chaleureux correcteurs du Monde qui n'ont pas su, comme cela leur arrive souvent, garder leur langue (piquante) dans leur poche. Signalant la parution dans un billet sur leur blog de mon ouvrage et de celui d'Aude Lancelin, ils ont eu ces mots caustiques : « Leurs auteurs, respectivement Laurent Mauduit et Aude Lancelin, perfides crypto-gauchistes, prétendent que ces honorables milliardaires se paient les médias pour faire avancer leurs propres affaires : il y a toujours des râleurs pour dénigrer nos grands entrepreneurs. » Et dans la foulée, ils s'amuse du titre du livre Le monde libre, faisant valoir qu'il est « un tantinet énantiosémique ». Traduction du mot « énantiosémie » par Wikipedia : « Fait pour un mot de signifier une chose et son contraire, ambivalence de celui-ci autorisant des interprétations opposées ». En clair Le monde libre, c'est Le monde asservi

Mais cessons-là ! Il y a encore bien d'autres médias qui n'ont guère aimé que l'on s'intéresse d'un peu trop près à leurs actionnaires, et aux ravages éditoriaux que leur main mise suscite. Y-aurait-il eu une opération main basse sur l'information ? Les actes de censures, les pratiques d'auto-censure, les exclusions deviendraient-elles monnaie courante ? Avec Xavier Niel, Vincent Bolloré ou encore Patrick Drahi, d'immenses oligopoles ne seraient-ils pas en formation, faisant peser sur le droit de savoir des citoyens des dangers nouveaux et gravissimes ? Chut ! Parlons-en le moins possible, de sorte que cette question ne soit pas inscrite à l'agenda du débat public. De sorte que de « perfides citoyens crypto-gauchistes » n'aient pas l'audace de verser à ce débat public l'idée de durcir les lois anti-concentration contre la mainmise des milliardaires sur la presse, ou de promouvoir des mesures pour favoriser la presse libre et indépendante…

Cet extrême embarras qu'éprouve la plupart des grands médias à parler de leurs actionnaires fonctionne donc comme un révélateur : on peut y discerner les dangers d'asservissement qui les menace ou auxquels ils ont déjà succombé. Ne pas parler des oligarques dans la presse des… oligarques: ici commence la première des censures…

Source : Blog Mediapart, Laurent Mauduit, 28-11-2016

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Main basse sur l’information

Source : Le Huffington Post, Laurent Mauduit,  05/10/2016

Alors qu’il est ambassadeur des États-Unis en France, Thomas Jefferson écrit : “si l’on me donnait à choisir entre un gouvernement sans journaux ou des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas un moment à choisir cette dernière formule.”

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, jamais la liberté et le pluralisme de la presse n’ont à ce point été menacés. Pourtant, ce droit de savoir était au fondement de notre démocratie, garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Certainement serait-il bon de le rappeler :

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

 Depuis quelques années d’un quinquennat laborieux et liberticide, pire encore peut-être que celui de Nicolas Sarkozy, nous avons vécu un véritable tournant. En 2012, la concentration de la presse entre les mains de quelques milliardaires a atteint en France des proportions inimaginables. Ils contrôlent à eux seuls la quasi-totalité des grands médias nationaux, de la presse écrite ou de l’audiovisuel. Des milliardaires qui ont de surcroît presque tous comme point commun de ne pas avoir la presse ou l’information pour métier. Des milliardaires qui ont presque tous acquis des journaux non selon des logiques professionnelles mais d’influence ou de connivence. Qu’on en juge :
  1. Vincent Bolloré est à la tête d’un groupe issu du capitalisme néocolonial français, et a pris de force Canal + pour asservir la chaîne cryptée à ses lubies.
  2. Le financier franco-israélien Patrick Drahi, véritable symbole des excès de la finance folle, s’est lancé dans une course à l’endettement et a croqué en quelques mois Libération, le groupe L’Express avec ses innombrables publications, dont L’Expansion, L’Entreprise, L’Étudiant, Lire, À Nous Paris, Classica, et pris le contrôle de 49 % du capital de NextRadioTV (BFM-TV, BFM-Business, RMC), avec une option exerçable en 2019.
  3. Le trio richissime composé de Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, après avoir mis la main sur le groupe Le Monde, a élargi son empire en achetant Le Nouvel Observateur. Le même banquier d’affaires Matthieu Pigasse a par ailleurs investi dans le magazine Les Inrocks et la radio Nova, ainsi que dans Vice. À eux trois, ils possèdent désormais Le Monde, M, Le Monde des religions, La Vie, Télérama, Courrier international, L’Obs, Rue89, Vice, et comme actionnaire minoritaire Le Huffington Post.
  4. Le milliardaire du luxe Bernard Arnault, après avoir avalé le premier quotidien économique français, Les Échos, s’est offert le premier quotidien populaire, Le Parisien. Il possède de ce fait Radio Classique, Aujourd’hui en France, Investir, et pour partie L’Opinion.
  5. Le milliardaire libanais Iskandar Safa s’est offert le magazine de droite radicale Valeurs actuelles.
  6. Arnaud Lagardère a en partie liquidé l’immense empire de son père mais a gardé le contrôle de trois grands médias : Europe 1, Paris-Match et Le Journal du dimanche. Le groupe est par ailleurs encore propriétaire de France Dimanche, Elle, Version Femina, Ici Paris, Public, Télé 7 jours, Gulli, MCM, Mezzo, Virgin Radio, RFM.
  7. Martin Bouygues, le roi du béton, détient la première chaîne privée française, TF1, et donc TMC, NT1, HD1, LCI, TV Breizh, Histoire et Ushuaïa TV.
  8. Serge Dassault, avionneur et marchand d’armes de son état, est à la tête du Figaro.
  9. François Pinault, l’autre milliardaire du luxe, est le propriétaire du magazine Le Point.
  10. Les Bettencourt contrôlent et financent massivement le journal L’Opinion.
  11. Bernard Tapie contrôle La Provence.
  12. Le groupe EBRA, propriété du Crédit Mutuel, détient les journaux régionaux Lyon Plus, Top Est, Le Bien public, L’Est Républicain, Les Dernières nouvelles d’Alsace, Le Progrès, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Journal de la Haute-Marne, Vaucluse Matin, Vosges Matin, Le Dauphiné libéré, Le Républicain Lorrain, La Liberté de l’Est.

L’énumération parle d’elle-même, et vaut pour constat. Nous vivons un mouvement de concentration tout à la fois historique et grave. Nous assistons à un retour de la presse de l’entre-deux-guerres, cette presse vénale et corrompue, propriété des plus grandes puissances d’argent, avec lesquelles le CNR avait précisément voulu rompre.

Mais que l’on observe encore les crédits publics à la presse, pour achever ce tour d’horizon : dans le cas des aides directes, ce sont les milliardaires qui sont les premiers servis et, pour tout dire, les aides les plus colossales tombent toujours, semble-t-il, dans la poche des plus riches. Au hit-parade de ces aides directes (chiffres 2014) :

1er – Le Figaro (groupe de Serge Dassault) arrive 1er (15,2 millions d’euros) ;

2ème – Aujourd’hui en France (Bernard Arnault), 2e (14 millions) ;

3ème – Le Monde (Niel, Pigasse et Bergé), 3e (13,1 millions) ;

6ème – Libération (Patrick Drahi), 6e (8 millions) ;

7ème – Télérama (Niel, Pigasse et Bergé), 7e (7,1 millions) ;

9ème – L’Obs (Niel, Pigasse et Bergé), 9e (5,2 millions) ;

10ème – L’Express (Patrick Drahi), 10e (4,9 millions) ;

12ème – Le Parisien (Bernard Arnault), 12e (4,3 millions) ;

14ème – Paris-Match (Arnaud Lagardère), 14e (3,6 millions) ;

15ème – Le Point (François Pinault), 15e (3,5 millions) ;

17ème – Les Échos (Bernard Arnault), 17e (3,4 millions) ;

et ainsi de suite…

Nous avons encore oublié qu’une démocratie se construit avec une presse libre.

Main basse sur l’information, de Laurent Mauduit. Sortie le 8 septembre aux éditions Don Quichotte. 19,90€

Source : Le Huffington Post, Laurent Mauduit,  05/10/2016

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