Après avoir inventé le commerce électronique il y a plus de vingt ans, Amazon s’apprête-t-il à révolutionner le commerce physique ? C’est la question à plusieurs dizaines de milliards de dollars qui agite le secteur de la distribution depuis l’annonce par le géant mondial de la vente de détail du lancement d’un nouveau concept de magasins automatisés. Baptisé Amazon Go, ce supermarché du futur, dont la généralisation pourrait entraîner la disparition pure et simple du métier de caissier, est une réalité depuis décembre : un premier Amazon Go a ouvert à Seattle, ville de naissance et siège d’Amazon dans le nord-ouest des Etats-Unis. Une supérette test de taille modeste, 177 mètres carrés, limitée aux produits de base et accessible aux seuls employés de la multinationale. «Pas de file d’attente, pas de règlement, pas de caisse», vante Amazon dans une vidéo de présentation postée sur Twitter. «Il y a quatre ans, dit la voix off, nous avons commencé à nous demander à quoi ressembleraient les courses si on pouvait juste attraper ce qu’on voulait et partir.»

Amazon Go nécessite de posséder un compte Amazon et de télécharger l’application idoine sur son smartphone. Après un simple scan à l’entrée, il n’y a plus qu’à faire ses emplettes, puis à repartir avant de recevoir dans l’heure son ticket de caisse par mail.

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Flopée d’études

Similaire à celle des voitures autonomes, cette technologie pilotée par une intelligence artificielle représente un bond sans précédent. De quoi relayer les caisses en libre-service qui se multiplient dans les grandes surfaces à l’âge de pierre de l’automatisation. Et bien qu’Amazon affirme que cette robotisation de ses points de vente (jusqu’à 2 000 magasins à terme selon le Wall Street Journal) permettrait d’embaucher davantage de «réceptionnistes» et «conseillers», des sources citées par la presse américaine affirment que la multinationale compte bien utiliser ce levier technologique pour gagner en rentabilité en «réduisant le travail humain». Le tabloïd New York Post croit ainsi savoir qu’Amazon plancherait également sur d’autres prototypes de commerces de taille nettement supérieure (de 1000 à 4000 m²) fonctionnant sur le même modèle qu’Amazon Go, avec un nombre d’employés divisé au moins par deux par rapport aux standards actuels outre-Atlantique.

Joint par Libération, Amazon n’a pas souhaité commenter. Mais elles ne font que confirmer les craintes exprimées par une flopée d’études selon lesquelles les métiers peu qualifiés seraient à la veille de bouleversements majeurs dans les vieux pays riches.

Quelle part des emplois de caissières et caissiers (3,4 millions aux Etats-Unis, auxquels il faut ajouter 4,5 millions de vendeuses et vendeurs) est-elle amenée à disparaître avec l’arrivée de ces commerces robotisés ? En 2013, une étude de l’université d’Oxford estimait que 47 % des emplois outre-Atlantique étaient menacés à un horizon de vingt ans. Et selon des économistes qui ont analysé ces chiffres pour le compte de l’administration Obama, les emplois à bas salaire (moins de 40 000 dollars par an, soit 37 500 euros) auraient «83 % de chances d’être automatisés».

Nouveaux métiers

Et en France ? En 2010, le pays comptait un peu moins de 200.000 caissiers et caissières dans la grande distribution. Selon la CFDT, Auchan prévoit la suppression de 1200 à 1500 postes d’hôtesses de caisse au niveau national d’ici trois ans. Mais comme le dit un cadre de direction du centre commercial Auchan d’Englos (Nord), pour qui les hypers sont confrontés à la concurrence impitoyable des courses sur Internet, «chez Amazon, il n’y a même pas une hôtesse de caisse derrière l’écran».

A la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), on minimise le phénomène en rappelant qu’à ce jour seules 3,5 % des caisses sont automatisées en France et que l’emploi dans le commerce de détail continue de progresser, avec 1,733 million de salariés fin 2016, soit «un plus haut historique». Et d’aligner les nouveaux métiers créés grâce au modèle «omnicanal» (les ventes sur tous supports au choix du client) : logisticien, visual merchandiser, gestionnaire de trafic, etc. «Il n’y a pas un modèle qui efface l’autre mais une complémentarité, plaide une porte-parole de la FCD. Et gare à la déshumanisation ! Un magasin sans personnel, c’est anxiogène, et l’angoisse, c’est mauvais pour le commerce.»

Dans une vidéo parodique, Monoprix a récemment tourné en dérision le modèle algorithmique d’Amazon Go en faisant la promotion de sa livraison à domicile, qui ne nécessite pas plus de passage en caisse. «Toutes les caissières ne vont pas devenir des datanalystes», euphémise Sergine Dupuy, à la tête de BeeBoss, une start-up qui propose aux géants de la distribution les services d’auto-entrepreneurs afin de compléter leur offre. Mais pour cette cofondatrice de l’Observatoire de l’ubérisation, si quantité de métiers vont bien disparaître, d’autres les remplaceront dans le grand mouvement de «destruction créatrice» décrit avant-guerre par l’économiste Joseph Schumpeter. «A l’anxiété croissante que générera cette robotisation du monde répondront toujours plus de services requérant ce que l’humain sait faire de mieux, à savoir du relationnel, l’empathie en prime», pronostique-t-elle. Pour l’économiste Patrick Artus, qui ne croit pas à l’inéluctabilité de la raréfaction du travail, la vraie question n’est pas tant celle «du nombre d’emplois qui seront détruits que de la nature de ceux qui seront créés».

Thème de campagne

En France, le débat sur une raréfaction du travail rendu obsolète par la technologie a récemment émergé dans le champ politique via Benoît Hamon. Il y voit la justification d’un revenu universel, qui serait accompagné d’une taxe sur les robots. Le thème, qui a eu le mérite de faire entrer la question dans la campagne, interroge à gauche : aussi bien Valls, Montebourg que Macron n’adhèrent pas à cette thèse, qui à leurs yeux dévalorise le travail. Pas plus que Mélenchon, qui mise sur la «planification écologique» pour recréer des emplois (lire page 14). A droite, la question ne se pose même pas. Interrogé mercredi par Libération, Eric Woerth, qui pilote le projet de François Fillon, n’a pas l’air de s’en inquiéter : «C’est un débat qui réapparaît à chaque rupture technologique mais on constate qu’il n’y a jamais eu autant de gens au travail. Il ne faut pas avoir peur du numérique, il y a aura mille manières de recréer demain de l’emploi dans un acte d’achat». Certes, mais quand ?

 

Christophe Alix